D’un voyage l’autre … Un peu plus d’un an après son très remarqué « Album d’un voyageur » (LDV43), grand tour d’Europe musical réunissant œuvres originales, arrangements et transcriptions, Florian Noack invite à un nouveau voyage, cette fois limité à un unique compositeur : Prokofiev. Le Russe est un auteur bien connu des mélomanes et largement fréquenté par les interprètes ; c’est là chose nouvelle dans le parcours discographique d’un insatiable découvreur qui a jusqu’à présent privilégié le répertoire rare (Liapounov entre autres) et la transcription.
Evidence (que tous les musiciens n’ont hélas pas à l’esprit … ) : un disque réussi, il en va de même pour un concert, cela commence par un programme cohérent. L’enregistrement du jeune artiste belge s’avère exemplaire de ce point de vue et embrasse l’univers pianistique de Prokofiev dans toute sa variété, de la simplicité des Contes de la vieille grand-mère op. 31 à l’effroyable difficulté des 4 Etudes op. 2 et de la Sonate n°6. Merveilleux narrateur que Noack : sous ses doigts les Contes op. 31 semblent sortir d’une mémoire très ancienne. On ne résiste pas un instant à l’atmosphère tendre, mystérieuse, sombre voire inquiétante parfois aussi qu’il installe au fil de ce cahier trop peu joué. Une prégnante interprétation qui rend plus saisissant encore le jaillissement, formidablement dominé, implacable et exempt de tout effet de manche, des Etudes op. 2 nos 1, 3 et 4, ou le subtil art de coloriste à l’œuvre dans la complexe texture du n° 2.
Palette sonore éblouissante de variété, sur laquelle le pianiste trouve toujours la teinte juste pour saisir ensuite, avec une acuité rare, les atmosphères contrastées des Visions Fugitives. Un kaléidoscope poétique déployé avec autant de simplicité que d’évidence, que l’interprète ait affaire aux éthers moirés de certaines pièces, ou à d’autres, bien plus féroces ou mordantes.
Survient enfin la Sonate n° 6 (1939), moment sûrement le plus singulier du disque. L’Opus 82 a fait l’objet d’approches très chargées de métal guerrier, parfaitement justifiées compte tenu du contexte historique dans lequel l’ouvrage naquit. Reste que propre des chefs-d’œuvre est d’offrir une multitude de choix interprétatifs. Face à une partition que l’on qualifie volontiers de « barbare », Noack opte pour une voie autre, qui insiste d’abord sur la dimension profondément classique de la pensée et de l’écriture de Prokofiev ; il signe une version, assumée de la première à la dernière note, dont la lisibilité, la modernité, l’objectivité, la dimension anti-spectaculaire aussi, surprennent autant qu’elle captivent.
Une fois de plus, la musique russe réussit à l’artiste.