Si romantisme et piano constituent un tandem qui font inévitablement écho à Frédéric Chopin (1810-1849) ou à Franz Liszt (1811-1886), il faut bien admettre que leur contemporain, Charles Valentin Alkan (1813-1888) ne s’invite jamais à cette table de la mémoire. A qui la faute ?
Pour une part, à l’intéressé lui-même, qui après des débuts de compositeur et de pianiste remarqué, s’est peu à peu retiré de la société. Nonobstant, cette solitude croissante a été le ferment de son monde intérieur, mêlant l’étrange, le réalisme et l’extraordinaire.
C’est cet univers que Pascal Amoyel partage avec nous à travers ce disque. En effet, les pièces regroupées ici, telle une petite anthologie, tentent de rendre compte de toutes les facettes créatives de l’énigmatique Charles Valentin Alkan.
Visage riant que celui du Nocturne en Si Majeur, dont l’expressivité se répand d’un bout à l’autre grâce à une densité de la texture savamment organisée. Lors, il coule comme une source claire au cœur d’un petit vallon. À cet égard, l’alliance ingénieuse de la ligne mélodique et de l’accompagnement sont une des marques de fabrique du compositeur. Du reste, cette imbrication des voix conduit parfois à une impression d’entêtement, voire d’envoûtement comme dans la Barcarolle. En effet, l’on peut entendre ici un thème, construit autour d’un accord parfait mineur déployé en arpège, se prolongeant par l’accompagnement qui reprend à son compte ce même accord.
Ainsi, le trouble règne dans ce rouet où se perdent en un seul continuum les deux mains agiles du pianiste. À ce jeu, la musique file le temps jusqu’à l’illusion d’un arrêt sur image.
La Chanson de la folle au bord de la mer nous emmène vers un univers beaucoup plus étrange encore. Cependant, mains gauche et droite sont cette fois-ci radicalement séparées. Au demeurant, un abîme s’ouvre entre l’aigu et le grave. Dès lors, l’unité que recouvre la raison est ici détruite, l’esprit s’éparpillant entre ces deux pôles. Quand la main droite chante une douce mélodie, un peu malhabile, la main gauche joue seulement deux accords répétés en boucles. À noter que l’extrême grave dans lequel évoluent ces accords les rend difficilement identifiables et s’accorde mal avec la légèreté de la mélodie. Cette dichotomie, peinture fine de la folie, touche par sa simplicité et sa poésie. Si une pointe de nostalgie transpire, c’est surtout la fascination qui l’emporte.
La Grande Sonate, composée en quatre mouvements, évoque quatre décennies de la vie d’un homme, à partir de ces 20 ans. Elle occupe une place prépondérante par son ampleur. Si le premier mouvement, très vif, ne manque pas de célébrer la fougue de la jeunesse par des figures acrobatiques vertigineuses, le deuxième mouvement, le plus long, se déroule telle une rhapsodie. Les sentiments les plus différents sont à l’honneur, de la tendresse sont à l’honneur, de la tendresse à la colère, de l’ironie à la sérénité. Qui plus est, la dernière section, richement ornée, étincelle vaillamment pour donner au mot virtuosité tout son sens. De fait, les notes virevoltent autour de formules mélodiques répétées pour flamboyer dans un feu d’artifice d’une rare splendeur.
Les quarante ans sonnent pour Charles-Valentin Alkan comme une respiration, une tranche de vie plus paisible. À ce titre, les tempi moins vifs offrent une plage de quiétude, détente bien venue après les deux premiers mouvements. Nec plus ultra, ce mouvement possède un subjuguant passage dans lequel des accords miroitent sur un rythme de cloches. Mais cinquante ans déjà arrivent, et l’inquiétude remplace le havre de paix. Après un questionnement marqué par un discours hiératique, un choral dramatique, dans la lignée de ceux de Beethoven (1770-1827), nous prend à la gorge. Alkan livre ici une version très réaliste de la vie. Ainsi ce mouvement s’achève comme en pointillé, traduction d’une perte progressive des forces vitales.
A contrario, le moins que l’on puisse dire est que Pascal Amoyel, qui compte parmi les meilleurs pianistes de sa génération, ne manque pas d’énergie pour mettre magnifiquement en lumière l’œuvre encore trop méconnue de Charles-Valentin Alkan. Son jeu extrêmement convaincant, sa musicalité et son esprit d’analyse constitue un véritable plaidoyer pour le compositeur.
Ainsi espérons-nous que ce disque contribuera à rendre à Alkan ce qui appartient à Alkan.