Le programme débute par la D 845, terminée à la fin du printemps de 1825 ; bientôt Schubert va quitter Vienne pour voyager dans le Salzkammergut et se produire, notamment avec le chanteur Michael Vogl (1768-1840). Une grande amitié unit les deux hommes ; le compositeur a écrit beaucoup de lieder pour lui, notamment Erlkönig. La partition de cette sonate sera publiée dès l’année suivante et connaîtra un grand succès. Considérée comme l’une des plus parfaites de Schubert, cette œuvre en quatre mouvements frappe l’auditeur par son ampleur et par son côté sombre, à la fois mystérieux, désabusé et désillusionné. La notice précise que la clef pourrait se trouver dans un lied, à savoir le D 942 Totengräbers Heimweh (« Nostalgie du fossoyeur ») : « Abandonné de tous, la Mort pour seule parente, je m’arrête au bord de la tombe, la croix à la main, et je regarde, l’œil plein de désir, le fond du trou. » Avec Cassard, cette presque morbidité prend une allure orchestrale. Il empoigne la partition avec force et passion dans le Moderato initial, n’hésite pas à accentuer les contrastes et à souligner les énergies sous-jacentes. C’est très convaincant, et ce sentiment va encore s’accentuer dans un Andante poco moto au cours duquel des variations vont alterner le drame et l’expressivité, avant un Scherzo entre sourires et larmes dont le virtuose souligne les subtilités harmoniques. Le Rondo final concentre, grâce à une véhémence contrôlée, la part de simplicité et de douleur qui parcourt ce moment ; la conclusion n’en est que plus évocatrice.
D’autant plus qu’avant d’entamer la D 850, Cassard intercale, comme une introduction à ce qui va suivre, trois Valses très brèves (des poignées de secondes, la troisième dépassant tout juste la minute) dont le caractère noble puis dansant amorce un changement de ton. Introduction, ces mini-pièces, ou plutôt préparation ? C’est que la Sonate D 850 se déploie dans un univers revivifié par le voyage de l’été 1825 au Salzkammergut, avec ses lieux qui invitent à la promenade. Composée à la fin du mois d’août, cette partition respire la détente et l’allégresse, parfois même jusqu’à l’exaltation. Ici encore, la notice fait un judicieux rapprochement avec un lied, le D 843 Auf der Bruck, colline dominant Göttingen, au sommet de laquelle était assis le poète Ernest Schulze (1789-1817) lorsque son imagination lyrique s’en inspira. La notice cite encore une lettre de Schubert à son frère Ferdinand qui confirme l’émerveillement éprouvé par le compositeur dans la nature de la vallée de Salzbourg. Philippe Cassard parcourt ce stimulant voyage pianistique de plus de trente-cinq minutes avec un goût prononcé pour les rythmes dans l’Allegro vivace. Il s’accorde une intense plage d’harmonie dans un Con moto dont il colore les lignes, notamment par une main gauche fermement contrôlée, sans céder à l’emphase mais en ciselant le bonheur distillé par Schubert. Après un Scherzo d’une grande plénitude au sein de laquelle les timbres sont à la fois gracieux et enjoués, Cassard donne au Rondo final et à ses épisodes, qui font une place aux rêves des visions accumulées au cours des randonnées, un parfum aérien. Il le combine avec l’apaisement et la complicité, celle que Schubert laisse au fond de nos cœurs, là où il nous rejoint pour une liberté décantée.
Ce programme très homogène dans sa conception et sa réalisation a été enregistré du 19 au 21 avril 2019 dans la grande salle de l’Arsenal-Metz en Scènes. La qualité acoustique du lieu sert avec bonheur les élans de Philippe Cassard comme ses confidences. Le pianiste laisse en tout cas un disque raffiné, mûri et hautement inspiré.