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12 PROKOFIEV_VISIONS FUGITIVES Précisément, dans cette Sonate pour piano n°6 en La majeur, op.82. la percussivité tient un rôle central. Il y a dans le geste de frapper le clavier quelque chose de la violence inhérente. Il y a d’ores et déjà un affect dont on serait tenté de décrypter la nature ; auquel on prêterait volontiers des intentions. Il suffirait de peu pour qu’on embrasse la colère que les notes les plus véhémentes semblent véhiculer. Mais tout cela n’est qu’imaginaire. « Avec le temps et l’expérience, l’interprète est attiré par une lecture un tout petit peu plus aride de la partition, une lecture qui s’écarterait de la narrative pour s’inscrire dans une simple lecture du texte. » L’œuvre peut elle être totalement délestée des projections de l’imagination et de l’empathie de son lecteur ? Guy Sacre rappelle cette anecdote qui a beaucoup frappé Florian Noack : dans le David et Goliath de Caravage, la tête exsangue de Goliath est probablement un autoportrait de l’artiste, alors que le jeune homme torse-nu et imberbe qui la tient en main pourrait être l’un de ses assistants. Voilà un élément narratif qui fertilise l’imaginaire de celui qui se tient devant l’œuvre. Il ne voit plus que cette réalité alternative et ses possibles ramifications. Il ne voit plus l’Ancien Testament, ni le Livre de Samuel, ni même les Philistins ; il ne voit plus que la charge homoérotique qui contrevient à toutes les conventions professionnelles qui lient un artisan à son jeune assistant. Ainsi en va-t-il de la musique : imprimer sur ses froides notes un peu de la vie des hommes, c’est déjà en corrompre le sens.
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