10 CIOCÂRLIA campagnarde s’est perdue, la musique populaire a fini par s’identifier avec celle des villes, avec le rap et le hip-hop, tandis que chez nous, à la campagne, il y a encore de vrais musiciens lors des mariages et des fêtes de village. George Enescu, notre compositeur phare, a été interpellé très tôt par cette danse traditionnelle qu’est Ciocârlia. Comme il était en même temps violoniste, il l’a arrangée et interprétée lui-même – il y a un enregistrement de lui en train de jouer le morceau –, mais surtout, il l’a insérée dans sa première Rhapsodie roumaine pour orchestre, qu’il a écrite à l’âge de dix-neuf ans. C’est devenu un de ses morceaux les plus célèbres et, un demi-siècle plus tard, il en a fait une transcription pour le piano seul, qui est redoutable de point de vue technique, tout aussi redoutable, voire davantage, qu’une Rhapsodie hongroise de Liszt. Dans la Rhapsodie roumaine, Ciocârlia est citée parmi nombre d’autres morceaux très populaires au début des années 1900, comme Am un leu și vreau să-l beu ou Hora lui Dobrică, qui étaient joués à chaque coin de rue. La Rhapsodie commence lentement, avec des valses, des rondes ou des horas lentes, et se poursuit avec des danses de plus en plus rapides, comme Brâul ou Călușarii. Enescu les a cousus ensemble selon un principe d’accélération, obtenant un patchwork d’au moins trente mélodies, qui était en même temps un portrait en miettes de la musique roumaine et une sorte d’apothéose de la danse. Je le perçois, par ailleurs, comme une belle façon d’illustrer le passage de témoin entre l’alouette des champs et l’alouette des villes, entre la tradition orale et la musique écrite. Ce n’est pas un hasard si le premier professeur d’Enescu était un lăutar, un ménétrier qui, sans doute, jouait déjà Ciocârlia lors des fêtes de village.
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